7.
Épuisé, le renard des sables à l’épaisse queue rousse se réfugia au fond d’une cavité rocheuse, avec l’espoir que ses poursuivants perdraient sa trace.
Mais le commandant Méhy, à la tête d’un groupe de chasseurs acharnés, était un prédateur autrement plus redoutable que le petit carnassier dont il suivait la piste depuis plusieurs heures à travers le désert.
Les nerfs à vif, mécontent de ne pouvoir obtenir des renseignements dignes de foi sur les intentions du nouveau pharaon, Méhy avait besoin de tuer. Exterminer des cailles et des passereaux ne lui suffisait plus. C’est pourquoi il s’était aventuré à l’ouest de Thèbes afin de débusquer un gibier plus intéressant.
Haletant, le renard vit l’homme armé d’un arc s’engouffrer dans l’étroit tunnel qui menait à son repaire de fortune. Les parois étaient trop raides pour qu’il puisse grimper. Il tourna la tête dans toutes les directions sans repérer la moindre possibilité de fuite.
Surexcité, Méhy banda son arc. Il n’avait pas sué pour rien dans cet univers hostile et, une fois de plus, il se montrait le plus fort.
Le renard aurait pu se jeter sur son agresseur, mais il préféra regarder sa mort en face et fixa Méhy avec le courage des êtres qui savent affronter leur destin. Face à ces yeux-là, nombre de chasseurs auraient renoncé à tirer pour rendre hommage à la noblesse de l’animal. Mais Méhy était un tueur, et sa flèche fendit l’air brûlant du désert pour se ficher dans la poitrine de sa malheureuse victime.
— À boire, ordonna Méhy en franchissant le seuil de sa somptueuse villa, et qu’on me débarrasse de ça.
Le commandant jeta sur le sol la dépouille ensanglantée du renard qu’un serviteur s’empressa de ramasser pendant qu’un autre lui apportait de la bière fraîche.
— Où se trouve mon épouse ?
— Près du bassin.
Serkéta était allongée sur des coussins, à l’ombre d’une pergola. Teinte en blonde, un peu grasse, la poitrine opulente, les yeux bleu délavé, elle se couvrait d’un fin voile de lin et se protégeait du soleil pour ne pas avoir la peau hâlée comme les filles de la campagne.
Méhy lui empoigna les seins.
— Tu me fais mal, chéri !
Bien qu’il fût un piètre amant, Serkéta appréciait la brutalité de son mari dont les principales qualités étaient une ambition effrénée et un désir de posséder sans limites. Grâce à ses dons de calculateur et de gestionnaire, il ne cessait d’accroître leur fortune. Aussi avide que lui et ne reculant devant aucune cruauté, Serkéta avait songé à se débarrasser de Méhy, convaincue que lui-même avait envisagé de la supprimer ; mais ils avaient préféré devenir d’inséparables complices, liés par leurs crimes et leur soif inextinguible de pouvoir.
— Bonne chasse, mon doux amour ?
— Je me suis bien amusé. Des nouvelles de la capitale ?
— Malheureusement rien, mais j’ai quelque chose d’intéressant.
Méhy s’allongea à côté de son épouse. Elle avait le charme d’un scorpion et la magie d’une vipère à cornes.
— Notre informateur, cet homme merveilleux qui trahit sa confrérie, vient de me faire parvenir une lettre par l’intermédiaire de notre dévoué Tran-Bel.
Tran-Bel, un escroc médiocre mais complaisant, grâce auquel le traître de la Place de Vérité engrangeait des bénéfices illicites en vendant sous le manteau des meubles de qualité. Pour pouvoir continuer ses petits trafics, Tran-Bel était devenu le fidèle serviteur de Méhy et de son agent de liaison, Serkéta, auxquels il ne pouvait rien refuser.
— Ne me fais pas languir, Serkéta, ou je te viole...
Elle embrassa les genoux de son mari.
— Pourquoi pas, tendre chéri ? Mais écoute d’abord ceci : le maître d’œuvre Néfer connaît de graves ennuis, en raison de son manque d’expérience. La tombe de Ramsès le Grand n’est pas terminée, et il est probable que les délais ne seront pas respectés.
— Passionnant... Autrement dit, la confrérie sera taxée d’incompétence et ses chefs destitués ! Un événement sans précédent et un beau scandale... Notre ami Abry émettra une protestation officielle et les approvisionnements seront interrompus. Nous sommes peut-être à la veille de la mort du village, Serkéta ! Et nous nous emparerons de ses secrets plus facilement que je ne le supposais. En choisissant ce Néfer comme patron, les artisans ont commis une lourde erreur.
L’épouse de Méhy ôta son voile de lin, mais elle prit soin de rester à l’ombre. Le regard vicieux, le commandant allait lui prouver de quoi il était capable.
Étant donné l’urgence de la situation, l’équipe ne retournait plus au village et dormait sur des nattes, à la belle étoile, près de l’entrée du tombeau de Ramsès le Grand.
Comme Néfer avait cru déceler une faiblesse dans la roche, il avait demandé aux tailleurs de pierre, Féned le Nez, Casa le Cordage, Karo le Bourru et Nakht le Puissant, de procéder à des sondages qui, par bonheur, n’avaient rien révélé d’alarmant. Aussi les quatre hommes avaient-ils poursuivi leur travail en essayant de rattraper le temps perdu.
Le chef sculpteur, Ouserhat le Lion, et ses deux assistants, Ipouy l’Examinateur et Rénoupé le Jovial, mettaient la dernière main aux statues royales, en bois et en pierre, et aux « répondants », les figurines de travailleurs de l’au-delà qui seraient déposées dans la tombe du roi.
Le charpentier Didia le Généreux parachevait la fabrication des lits funéraires que recouvrait à la feuille d’or Thouty le Savant, pendant que les trois dessinateurs, Gaou le Précis, Ounesh le Chacal et Paï le Bon Pain, achevaient le tracé des hiéroglyphes contenant les formules de connaissance indispensables au ressuscité pour franchir les portes de l’au-delà et se déplacer à son gré sur les beaux chemins de l’éternité.
Et Ched le Sauveur peignait à son rythme, comme s’il disposait de nombreux mois. Son génie était si éclatant que Néfer avait presque honte de lui rappeler que la date des funérailles se rapprochait.
Par bonheur, Paneb n’avait pas échoué.
Fasciné par les révélations de Ched dont il avait retenu jusqu’au moindre détail, le jeune colosse avait travaillé sans relâche. Sa main avait fidèlement répété les gestes du maître, pourtant Paneb s’était vite aperçu que cette méthode lui procurait des résultats convenables, mais insuffisants.
S’appuyant sur les fondements enseignés par Ched le Sauveur, il avait innové à chaque étape de la fabrication des couleurs, utilisé plusieurs pilons pour des broyages variés et modifié les proportions des adhésifs en fonction des teintes espérées. Comme le peintre l’avait souligné, le meilleur liant était bien la gomme d’acacia.
Le premier jour, devant les pains de rouge, Ched le Sauveur avait eu une moue dégoûtée, mais il avait néanmoins accepté de les utiliser. Paneb était resté impassible, alors qu’il avait envie de hurler sa joie ! Enfin, après tant d’années de patience et d’épreuves, il jouait avec les couleurs, il savait les produire et il donnait satisfaction à l’artisan chargé de faire vivre les divinités sur les parois de la demeure d’éternité de Ramsès le Grand !
L’Ardent avait réalisé bien davantage que son rêve d’enfant ; il était entré dans un monde aux richesses illimitées et il commençait à dominer les rudiments d’un langage qui, demain, lui permettrait de peindre à son tour.
Paneb avait dû déchanter lors de la cuisson de la mixture destinée à devenir du bleu et du vert. Bien qu’il eût respecté les ingrédients et les proportions indiqués par Ched le Sauveur, il n’avait obtenu que des teintes bâtardes.
Il s’était donc remis à la tâche jusqu’à ce qu’il maîtrisât les variations de chaleur. Là encore, il innova et laissa sa main trouver sa propre méthode, qui ne correspondait pas exactement à celle de Ched.
Quand, au petit matin, il avait façonné des pains de bleu clair, de bleu médian et de bleu sombre comme le lapis-lazuli, puis des pains de vert tendre et foncé, Paneb aurait aimé vérifier leur qualité, mais Ched le Sauveur était apparu devant lui, élégant, rasé et parfumé comme s’il sortait de la salle d’eau de sa demeure.
— Ma quantité de bleu est-elle prête ?
Paneb lui présenta les pains colorés.
— Apporte-moi un plat en terre cuite et un godet d’eau.
Le fabricant s’exécuta.
Avec un grattoir, le peintre détacha quelques fragments de bleu qu’il délaya dans le plat en versant de l’eau, goutte après goutte. Puis il utilisa un pinceau d’une extrême finesse qu’il trempa à peine dans le bleu lapis-lazuli pour tracer, sur un fragment de calcaire, l’une des couronnes de Pharaon qui conférait à sa pensée une dimension céleste.
Paneb était aussi nerveux que le jour où il avait passé l’épreuve d’admission dans la confrérie. Il savait que le peintre, en raison des circonstances, ne lui accorderait pas une seconde chance. Et même Néfer serait obligé d’approuver Ched le Sauveur.
D’interminables secondes s’écoulèrent. Le peintre faisait jouer la lumière sur la couronne et il l’examinait sous de multiples angles.
— Il y a un grave défaut, conclut-il. Ton pain de bleu a une longueur d’au moins vingt-cinq centimètres, ceux que j’utilise mesurent exactement dix-neuf centimètres. Pour le reste, je m’en contenterai.